Délégation à l'éducation aux médias et à l'information

CLEMI-Académie de Créteil

Un ATELIER THERAPEUTIQUE "JEU VIDEO"

29 / 05 / 2008 | Clemi Créteil
par François Lespinasse
Un ATELIER THERAPEUTIQUE "JEU VIDEO"
en hôpital de jour pour jeunes enfants.
 
A partir d’une console de jeu vidéo, un atelier thérapeutique se met en place : les résultats en sont surprenants.
Mots clés : Cadre thérapeutique - Logique numérique et logique analogique - Intelligence sensori-motrice.
 

Histoire de l’atelier

L’équipe de l’hôpital de jour a été confrontée au phénomène des jeux vidéo lorsque les enfants ont commencé à en parler dans les ateliers thérapeutiques ou dans les réunions de parole. Ce sont d’abord les enfants du "Mercredi" qui ont apporté les premiers questionnements : le mercredi, nous accueillons en effet des enfants présentant des dysharmonies ou des névroses graves, qui peuvent ainsi être soignés en hôpital de jour tout en suivant une scolarité "normale". Au cours de la réunion de parole du matin, nous avons vu apparaître de façon massive des thèmes issus des jeux vidéo : certains, parmi les plus grands, énonçaient leurs performances ou celles de leur grande soeur ou de leur grand frère, en utilisant les codes propres à la culture du jeu vidéo ; ainsi, nous entendions un enfant expliquer à un copain : "Moi, au monde 4, je saute sur le premier cactus, et je prends la fleur magique pour éviter le dragon rose". D’autres, surtout les plus jeunes, étaient tellement poussés par le besoin d’extérioriser leurs émotions de jeu qu’ils n’avaient pas la capacité d’expliquer qu’ils se référaient à un jeu vidéo, et racontaient alors leur traversée du jeu comme s’ils en avaient été eux-mêmes le héros, comme dans une sorte de rêve électronique. Parallèlement, les enfants psychotiques que nous recevons les autres jours commençaient, pour ceux qui peuvent s’exprimer, à dire qu’ils avaient déjà joué ou qu’ils désiraient jouer avec les jeux vidéo. Les listes de cadeaux à demander au Père Noël incluaient toutes une console de jeu.

L’idée d’intégrer les jeux vidéo dans le dispositif de soin a commencé de faire son chemin. Dans un premier temps, la plupart des soignants ont réagi négativement, et ceci d’une façon d’autant plus vive que plusieurs d’entre eux devaient traiter le même problème chez eux en tant que parents. Sur proposition du médecin, et après de longues discussions sur le bien fondé du projet, il fut décidé de proposer à certains enfants du Mercredi pour lesquels l’indication avait été mûrement réfléchie, un atelier thérapeutique expérimental autour des jeux vidéo, bientôt appelé "atelier Nintendo", du nom de la console que nous avons achetée à cet effet. Un infirmier accepta d’être le référent de cet atelier.

Le cadre de l’atelier "jeu vidéo"

Les règles de cet atelier sont les suivantes :

1 - Les enfants ne peuvent utiliser la console que dans des moments bien définis dans leur emploi du temps, et en présence du soignant référent de l’atelier. S’il est absent, l’atelier n’ouvre pas, pour éviter que la console devienne pour les enfants un jeu comme un autre auquel on peut accéder librement ou avec un soignant de passage, comme les vélos, la balançoire ou le ballon. Par contre, le soignant référent de l’atelier s’est ainsi retrouvé "enfermé" par plusieurs enfants dans le seul rôle de spécialiste de la console de jeu, ce qui a posé un problème à l’équipe de soins.

2 - Les enfants au nombre de trois ou quatre, s’assoient en demi cercle devant le téléviseur, puis le soignant indique combien de temps on va jouer, et qui va commencer. Un tour de rôle s’est ainsi institué, et le soignant tient compte à la fois de la prise de pouvoir d’un enfant, de l’inhibition d’un autre, de la difficulté qu’il y aura à interrompre la partie pour un troisième etc. Nous avons utilisé le jeu Super Mario 2 dans un premier temps, puis Super Mario 3. Nous ne connectons habituellement qu’une seule manette de jeu, que les enfants utilisent à tour de rôle.

3 - Il est "interdit" de se moquer des autres, de leurs échecs, de leurs maladresses. Il est "obligatoire" d’attendre son tour pour jouer.

4 - L’enfant qui a commencé la partie choisit, selon les options du jeu, quel héros il "veut être" durant cette partie, et ne cède sa place que lorsqu’il a perdu toutes ses "vies". Ce dernier point est délicat à mettre en oeuvre : en effet, ces jeux vidéo sont tellement prenants qu’il est quasiment impossible d’exiger d’un enfant, à fortiori s’il présente des difficultés psychologiques, qu’il accepte de s’arrêter sur la seule parole de l’animateur de l’atelier. Mais par ailleurs, certains enfants sont si habiles qu’ils reconquièrent des vies supplémentaires, et peuvent ainsi progresser fort loin dans le jeu , et donc fort longtemps, déclenchant ainsi des protestations des autres participants frustrés de leur temps de jeu et vexés par le score de l’autre. Le rôle du soignant devient alors très délicat pour parvenir à conserver à l’atelier son caractère contenant.

Il nous parait souhaitable que le soignant soit à l’aise avec les jeux vidéo, qu’il y prenne du plaisir, mais aussi qu’il soit plus performant que le meilleur des enfants. Concrètement, il est nécessaire qu’il soit allé lui-même jusqu’au bout du jeu : en effet, l’histoire de Mario est une sorte de quête imaginaire vers une princesse qui se dérobe toujours davantage, jusqu’à une fin assez étonnante que tout "Nintendo-thérapeute" averti se gardera bien de révéler afin que les enfants puissent la découvrir par eux mêmes.

L’atelier "jeu vidéo" avec les enfants psychotiques

Après un temps de pratique avec les enfants du Mercredi, nous avons tenté de proposer l’atelier Nintendo à certains des enfants psychotiques accueillis durant la semaine. L’expérience a montré que les règles de fonctionnement que nous avions précédemment élaborées restaient pertinentes avec ces enfants. C’est donc sur la même base que nous avons proposé l’atelier à cinq enfants psychotiques âgés de 8 à 11 ans, quatre garçons et une fille, tous scolarisés à temps partiel dans la classe intégrée d’une école du quartier.

Dès le début de l’expérience, la demande des enfants pour cet atelier nous a étonné, et elle n’a pas cessé depuis : ils se "bousculent" pour y aller et manifestent une réelle déception si le soignant référent de l’atelier est absent. Ils acceptent les règles de passage dans l’ordre et de respect des autres, et n’attaquent pas le cadre de l’atelier. A notre grande surprise, les performances sont largement supérieures à ce que nous pensions que ces enfants pouvaient réaliser : ainsi, Pierrick, un enfant de onze ans d’apparence inhibée, lent à s’exprimer et nous faisant parfois craindre qu’il ne se débilise, se révèle particulièrement performant dans le cadre du jeu vidéo. L’atelier est donc devenu, pour plusieurs enfants psychotiques, un lieu de performance et de réhabilitation narcissique qui les a autant étonnés que nous-mêmes.

Par ailleurs, plusieurs parents, qui avaient cédé sans illusion à la demande d’achat d’une console, ont découvert eux aussi les performances nouvelles de leur enfant. "Nous sommes contents de lui avoir acheté ce jeu vidéo, au moins il y joue", nous disent les parents de Pierrick, faisant allusion à de nombreux autres jouets qu’ils lui ont acheté et avec lesquels l’enfant n’a jamais joué. Il est permis de dire que le jeu vidéo, dans ce cas, a contribué à la réparation narcissique des parents.

Cependant, certains enfants entrent dans le jeu d’une façon tellement fusionnelle qu’ils semblent littéralement possédés par la machine. Martial, 11 ans, cramponné à la manette de jeux, ne cesse de s’agiter sur sa chaise ; il remue sans arrêt ses bras et ses jambes dans des extensions clastiques, en répétant une sorte de grognement-halètement à chaque mouvement de Mario, le tout avec un rictus de la bouche qui découvre ses dents. Pourtant, (et une observation filmée le montre bien), ce même enfant, en pleine "action" ou, diront certains soignants, en pleine "possession", répond tranquillement à mes demandes d’identifier tel trajet de Mario, ou de donner le nom de tel dragon avec lequel son héros est en train de se battre. Ce n’est qu’en étant trop insistant que je l’entendrai me répondre : "Laisse moi finir la partie, je t’expliquerai tout à l’heure". Force est de constater qu’il est en apparence "hors de lui", mais qu’il peut à tout moment en dire quelque chose de sensé. La machine serait-elle pour eux une occasion de canaliser sous forme ludique et d’expulser un trop plein d’angoisse ? Nous manquons de recul pour analyser plus finement ces comportements d’addiction au jeu vidéo. Par ailleurs, il faut mentionner que ces états fusionnels de l’enfant avec la machine, même s’ils restent contenus dans le cadre de l’atelier, entraînent chez certains soignants des réactions d’inquiétude voire de désapprobation. Le nécessaire travail en équipe de soins impose d’intégrer aussi de telles réactions et de retravailler régulièrement le bien-fondé de cette activité et la justification de son "label" d’atelier.

Enfin, nous avons observé que l’atelier a été pour plusieurs enfants psychotiques une source de réflexion sur la place de l’adulte, celui qui sait, qui connaît mieux les ressources du jeu et les recettes pour gagner plus vite. Ils peuvent aussi observer les préférences du soignant, et les commenter dans une démarche d’identification. Ainsi, une fillette écrit cette "lettre" au référent de l’atelier. (Il est nécessaire, pour la comprendre, de préciser que dans le jeu Super Mario, en début de chaque partie, le joueur peut choisir un héros parmi quatre personnages qui lui sont proposés sur l’écran : Mario, Luigi, Toad ou la Princesse. Or chaque personnage a des compétences particulières, et il faut choisir son héros (le "prendre") en fonction de ses qualités et des difficultés qu’il devra affronter.)

" José, on va faire de la Nintendo, plus bien, mais question : pourquoi tu prends jamais Mario à Mario 2 , Tu dois certainement prendre Mario, Luigi et Toad, pas toujours Princesse. T’aime pas ce qui vole pas, à Mario 2, oui, c’est très compliqué ceux qui ne volent pas, c’est vrai. Un exemple : si tu prenais Luigi, il est bien, mais il est très compliqué à lui faire si tu meurs si t’as pas pris Princesse, eh ben tu meurs, sans .... moi je les distingue pas beaucoup. "Cette fillette, qui commence à maîtriser la lecture et l’écriture, s’est servi de ces outils symboliques pour transmettre après coup, dans une démarche quasi-transférentielle, ce qu’elle a observé et assimilé au cours de l’atelier vidéo.

D’autres enfants ont aussi demandé aux soignants de les aider à inventer et à écrire des aventures imaginaires, "comme celles de Mario".

Un premier bilan de l’atelier "jeu vidéo"

Nous n’avons pas encore analysé tous les enseignements de cette expérience. Mais déjà, une constatation s’impose : les enfants que nous soignons accrochent très fortement à ce jeu. Deux points plus précis semblent aussi se dégager de leur observation :

1 - C’est l’acte de jouer, plus que la situation de jeu, qui est source d’excitation. Le contenu du scénario, l’histoire qui sous-tend le jeu, ne les intéresse pas. Ils ne s’intéressent pas au mode d’emploi, qui introduit au "il était une fois" de l’histoire. Ils veulent agir tout de suite, et obtenir les résultats immédiats (vies supplémentaires, pouvoir magique etc.) Tout le travail du soignant est de proposer à l’enfant de pouvoir en dire autre chose que cet immédiat. A cet égard, la touche "pause" dont sont munies les consoles est d’une grande utilité pour le travail thérapeutique : on peut s’arrêter, le compteur de points s’arrête aussi, on est sûr de ne rien perdre, et on peut parler, se parler, en parler, voire, même, élaborer quelque chose de ce qu’on vit ; le soignant rappelle le temps d’atelier qui reste, fait penser à ceux qui attendent leur tour, propose éventuellement des stratégies différentes, ou propose de franchir lui même le passage "dangereux" : les enfants en discutent , puis le jeu est remis en route. La dimension groupale de l’atelier prend ici tout son sens.

2 - Nous avons été étonnés par la capacité de ces enfants à dialoguer sans problème avec la machine. Nous savons que les enfants de la jeune génération sont à l’aise avec les machines électroniques, mais nous imaginions que les difficultés de schéma corporel, de communication, de contrôle émotionnel observées chez les enfants en traitement à l’hôpital de jour se retrouveraient particulièrement dans l’atelier "jeu vidéo" et conduiraient à un maniement difficile de la console, à des réactions d’anxiété, et à des résultats médiocres.

Ce n’est pas ce que nous avons observé. Pouvons-nous en comprendre quelque chose ?

Logique numérique, intelligence sensori-motrice et représentation

En essayant d’avancer dans quelques hypothèses, on est frappé par l’opposition de deux dimensions :

- D’un côté, une génération d’enfants, et pour ce qui nous concerne, des enfants handicapés psychologiquement, qui naviguent avec aisance dans la logique des jeux vidéo.

- De l’autre coté, des adultes, des parents, et, en l’occurrence, des soignants qui, frappés à la fois par l’aisance et l’excitation que manifestent les enfants, ne parviennent qu’avec beaucoup de difficultés à en élaborer une réflexion positive.

Nous proposons un double éclairage pour tenter d’ouvrir une réflexion sur ce sujet : d’une part une analyse de la logique "numérique" qui sous-tend ces jeux, d’autre part un appel à des concepts de Piaget autour des activités cognitives.

1. La logique "numérique"

La génération des plus de 30 ans a été éduquée, en ce qui concerne le dialogue avec les machines, selon des schémas "analogiques". Ce terme n’était pas très utilisé jusqu’à maintenant puisqu’il n’y avait pas besoin de l’opposer à un autre terme. Prenons un exemple de logique "analogique" connue de tous : l’affichage de l’heure. Jusqu’ici, dans les horloges et les montres traditionnelles, la lecture de l’écoulement du temps reposait uniquement sur la traduction mentale du déplacement d’une aiguille dans l’espace. Nous "lisions" un déplacement angulaire de 90 degrés, et nous pensions "un quart d’heure". De la même manière, pour mettre la montre à l’heure, nous tournions le remontoir pour faire "avancer" l’aiguille sur le chiffre voulu. Il y a donc une analogie, c’est à dire un rapport continu de ressemblance entre le déplacement de l’aiguille et l’écoulement du temps. Cette logique "analogique" exige, pour être exploitée, un véritable travail mental de traduction, travail qui n’apparaît pas à la conscience, sauf au cours de l’apprentissage. (Nous retrouvons ce même principe de la représentation analogique dans le compteur de vitesses ou la jauge d’essence de notre voiture, dans les manomètres de pression, etc.)

L’invention des circuits intégrés électroniques et leur miniaturisation extrême ont permis d’installer dans le boîtier d’une montre un grand nombre de fonctions : heure, bien sûr, mais aussi date, alarme, chronomètre, heure d’un autre fuseau horaire, etc. Comme on ne pouvait mettre autant d’aiguilles, (c’est à dire d’indicateurs analogiques) que de fonctions sur le cadran de la montre, les ingénieurs installèrent une rangée d’afficheurs électroniques pouvant indiquer chacun tous les chiffres de 0 à 9, et qui peuvent ainsi afficher successivement l’heure, la date, l’alarme etc. Ces afficheurs "montrent" un chiffre, comme sur les premières caisses enregistreuses de style "Far-West", à la façon d’un doigt qui se lève. Issu du latin "digitus", doigt, devenu en anglais "digit", le mot "digital" s’est imposé dans le langage mondial de l’électronique. On utilise en français le mot "numérique". Un affichage indiquant directement des chiffres ou des données, qui ne passe donc pas par une analogie, est donc qualifié de numérique. Mais il faut bien "dialoguer" avec une telle machine, ne serait-ce que pour la remettre à l’heure. Là encore, il ne peut y avoir autant de remontoirs que de fonctions. On va donc proposer à l’utilisateur une logique de dialogue temporelle, et non plus spatiale. Le même bouton, par des appuis répétés, fait défiler successivement, et toujours dans le même ordre, les différentes fonctions que je veux voir apparaître (heure, date, alarme, chronomètre). Le réglage de chaque fonction obéit à la même logique temporelle : je fais défiler les chiffres jusqu’à l’obtention du chiffre désiré. En cas de dépassement, aucun retour en arrière n’est possible, et il faut faire à nouveau défiler 59 minutes ou 23 heures. Nous sommes prisonniers d’une autre logique : en "analogique", je faisais "avancer" l’aiguille "vers" la graduation désirée, et c’est l’espace restant à parcourir entre les graduations qui venait signifier le manque. En "numérique", l’objet que je désire (ici l’heure ou la minute) défile devant moi parmi d’autres, et je le prends au moment où il passe : c’est la durée de l’attente qui signifie le manque.

C’est cette "logique numérique" que nous retrouvons sur les consoles de jeux vidéo. Sur le boîtier que l’enfant tient dans les mains, trois boutons permettent de contrôler toutes les situations du héros. L’un de ces boutons peut prendre quatre positions (avancer, reculer, s’accroupir , ou franchir une porte) : le héros du jeu pourra ainsi se déplacer sur l’écran, tandis que le décor "défile" en sens contraire. Deux autres boutons, combinés ou non avec le précédent, permettent d’autres actions : sauter, ramasser puis lancer des objets. Leur affectation est parfois liée au tableau dans lequel se déroule l’action : si le héros marche sur une prairie, l’appui sur le bouton B lui permet d’arracher une plante magique ; mais l’appui sur le même bouton lorsqu’il marche sur du sable lui permet d’y faire un creux pour s’y cacher. L’enfant connaît intuitivement l’affectation différente du même bouton selon le contexte, ou les effets d’un appui simultané de deux boutons. La performance, c’est d’appuyer au bon moment sur le ou les bons boutons, la sanction étant immédiate : progression du héros avec gain de points, ou chute du héros hors de l’écran (on ne le voit jamais mourir) et perte de la partie.

C’est dans ce monde apparemment très complexe que les enfants que nous soignons évoluent et obtiennent de bons résultats.

2 - De l’intelligence sensori-motrice à la représentation

L’enfant, en cours de jeu, paraît à la fois à l’aise et très excité. Nous sommes donc fondés à nous poser la question de savoir s’il procède durant ce même jeu à une activité mentale de représentation, ou, pour le dire plus brutalement, si "il pense". L’observation des enfants pendant l’action de jeu pourrait nous conduire à postuler qu’il n’y a pas de représentation : ils sont crispés sur leur manette de jeu, les yeux fixés sur l’écran, parfois très agités sur leur chaise. Le monde extérieur semble disparaître, et on ne peut s’empêcher de se demander s’il est réellement aidant de proposer à des psychotiques une telle situation d’isolement et d’excitation.

Pourtant, nous devons reconnaître qu’ils peuvent se représenter le contenu du jeu puisqu’ils sont capables d’en parler en dehors de l’atelier : ils s’échangent des conseils pour franchir tel ou tel passage, pour obtenir tel ou tel pouvoir, etc. Un enfant très perturbé a pu ainsi expliquer en détail au soignant, et en dehors de l’atelier, un raccourci qu’il avait vu utiliser par quelqu’un dans le jeu, et que le soignant , qui l’ignorait, a pu vérifier comme exact.

Nous observons donc deux niveaux d’activité mentale à propos du jeu vidéo. Or Piaget nous propose un modèle théorique concernant la construction de la pensée chez l’enfant qui semble pouvoir nous éclairer, lorsqu’il définit l’intelligence sensori-motrice et la fonction sémiotique.

A - L’intelligence sensori-motrice

Pour Piaget, l’intelligence sensori-motrice est "une intelligence qui se détermine en présence de l’objet, de la situation, des personnes, et dont l’instrument est la perception. Elle vise non pas à la vérité, mais à la réussite." (DOLLE J.M. - Pour comprendre Jean Piaget, p.83. Toulouse, Privat, 1991) N’est ce pas ce que nous observons lors de l’action de jeu ? Nous y voyons une présentation cyclique et rapide d’objets-situations que l’enfant , dans la logique numérique de la console, doit choisir immédiatement après les avoir identifiés, dans une sorte de "sitôt perçu, sitôt appuyé", le réflexe perceptif venant s’agir dans l’immédiateté de la motricité du doigt.

B - L’activité de représentation

Expliquant la mise en place de ce qu’il appelle la fonction sémiotique, Piaget nous dit que "l’intelligence ne s’appuie plus seulement sur les perceptions et les mouvements, mais sur un système de concepts ou de schèmes mentaux."(PIAGET J. - La formation du symbole chez l’enfant, p.68. Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1946). "L’enfant élabore des images qui lui permettent, si l’on peut dire, de transporter le monde dans sa tête. (DOLLE J.M. - Pour comprendre Jean Piaget, p.131.) C’est bien ce que nous pouvons observer, soit dans le cadre de l’atelier chez les enfants qui ne jouent pas, mais qui "conseillent" le joueur, soit, surtout, en dehors de l’atelier lorsqu’ils parlent entre eux de stratégies de jeu, voire même lorsqu’ils associent à partir des aventures du héros. Des enfants en traitement en hôpital de jour peuvent donc se représenter des situations de jeu. Ils peuvent aussi, à leur manière, échanger avec d’autres enfants, y compris avec des enfants "ordinaires", des éléments de cette culture enfantine universelle du jeu vidéo.

Conclusion

Ce qui pose un problème dans notre effort de compréhension, c’est le clivage entre les deux activités que nous observons chez les enfants de l’atelier Jeu Vidéo : le même enfant "possédé" de façon quasi hallucinatoire par la console de jeu, pourra, plusieurs heures après l’atelier, échanger des stratégies de jeu avec un autre enfant. Un éclairage nous est peut-être fourni si nous interrogeons autour de nous les jeunes ou les adultes non pathologiques qui utilisent les jeux vidéo dans un but de loisir : ils évoquent d’une part le plaisir de réaliser une performance, de battre son propre record, et d’autre part l’apaisement paradoxal qui consiste à "ne rien faire", à "s’occuper les mains et l’esprit à rien d’autre".

Si nous acceptons de dire que l’enfant psychotique est en grande difficulté dans son activité de représentation, nous pouvons peut-être faire l’hypothèse que le jeu vidéo serait pour lui un "passe-temps", au sens le plus littéral du terme, c’est à dire une assurance de traverser le temps en se protégeant autant de l’angoisse du vide que de la peur de la pensée. Le jeu vidéo prendrait place parmi ces jeux psychotiques répétitifs, comme ces parties de balançoires ou ces tours de vélos qui, s’ils ne sont pas accompagnés par les soignants, semblent ne jamais devoir finir. La console serait pour l’enfant psychotique une sorte de balançoire psychique où il pourrait "s’oublier" dans l’immédiateté des stimulations de l’écran et de la réponse motrice de ses mains sur la manette de jeu.

 

L’atelier "jeu vidéo" tente d’utiliser une situation ludique qui, hors cadre, enfermerait encore davantage l’enfant perturbé. Grâce au cadre thérapeutique et à la parole contenante du soignant, il permet à l’enfant de faire, autant qu’il peut le supporter, l’expérience de la représentation, c’est à dire de la pensée, et donc de la parole.

 

 

José PEREZ - Infirmier et François LESPINASSE - Psychologue

 

10/94

 

Bibliographie :

1- Dolle J.M. (1985), Pour comprendre Jean Piaget. Paris, Privat, coll. Pensée

2- Piaget J. (1945), La formation du symbole chez l’enfant, Delachaux et Niestlé

 

Ce travail a été publié par la revue " Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence " Septembre - Octobre 1996 n° 9-10 p. 501-506.

Un résumé en a été publié par la revue " Le journal des psychologues " Décembre 96-Janvier 97 n° 143 p 46-48.

 

Centre Hospitalier Charles Perrens

Service de psychiatrie de l’enfant I 04 / Cellule d’urgence médico-psychologique Aquitaine

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